Par Bernard David
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En 1789, le village de Rohars comptait près de 60 habitants groupés en une quinzaine de ménages. Parmi eux, quelques employés des fermes du Roi, des précurseurs des douaniers, qui luttaient contre la contrebande, notamment du tabac. Un cabaretier, Julien Legland, et un aubergiste, Sébastien Allory, permettaient de trouver réconfort ou détente. Pendant la Révolution, Rohars a été un point de passage fréquenté : à partir de 1793, au sud de la Loire, la Vendée militaire s’étend jusqu’au fleuve tandis que les populations de la rive nord, après une brève période d’insurrection, restent tant bien que mal soumises à la République. Le rôle
de port de Rohars est bien mis en évidence dans une délibération de la
municipalité de Bouée de juillet 1790 : elle souhaite la construction
d’un chemin depuis le village de la Bouquinais jusqu’à Rohars, arguant
que l’on y embarquait les grains du pays pour les conduire à Nantes et
que par lui on importait les choses nécessaires. Un vent d’optimisme avait
soufflé au début de la Révolution ; on avait cru à une vie meilleure. Les biens ecclésiastiques, confisqués par la Nation, furent mis en vente à partir de 1790. Ceux du prieuré de Rohars, dont la chapelle, furent achetés le 7 avril 1791 par un propriétaire qui habitait à la Bouquinais : Georges-Jean-François Pichot de la Mabilais. Avant la Révolution, il avait été commis de négociant à Nantes. Les dîmes, qui avaient été une autre ressource du prieuré, furent supprimées en 1789 et levées pour la dernière fois en 1790, mais au profit de la Nation.
Les mesures religieuses de l’Assemblée nationale éloignèrent progressivement de la Révolution la grande majorité de la population rurale de la Loire-Inférieure et des départements voisins. Pour contenir l’agitation des esprits, des troupes furent envoyées dans le pays, dès 1791. En 1792, presque tous les habitants de Bouée furent désarmés, comme ceux de la plupart des communes environnantes. Le 12 mars 1793, une insurrection balaya les administrations républicaines, notamment à Savenay. La ville fut reprise par les troupes républicaines le 5 avril. Par contre, le pays de Retz ne put être soumis. Pour éviter les communications entre les contre-révolutionnaires des deux rives de la Loire, la surveillance du fleuve était d’une importance stratégique essentielle. Le 14 avril, on fit partir de Nantes quatre chaloupes armées sur l’estuaire "afin d’entretenir la libre navigation, écarter les brigands des deux rives et empêcher le passage qu’ils pourroient tenter". Le 15 mai, le corps municipal de la commune de Bouée, sur un ordre reçu de Savenay, prenait des mesures pour empêcher qu’aucun étranger ne puisse franchir la Loire sans passeport. Deux commissaires furent désignés, l’un pour Rohars, l’autre pour la Coquerais, village à l’extrémité d’un étier qui connaissait une certaine activité maritime, et chargés de se faire remettre par les bargers, passeurs sur les îles et autres propriétaires de bateaux "leurs appareaux comme avirons, gaffes, bâtons et voilles". Ces ustensiles seraient confiés aux passeurs sur les îles chaque fois qu’ils en auraient besoin, les autres bargers et bateliers ne les obtiendraient que sur un certificat de la municipalité. |
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Le ravitaillement de la ville de Nantes, confrontée à une vaste zone insurgée, était préoccupant. Son conseil général fit imprimer une affiche destinée "Aux Cultivateurs et Habitants des Campagnes", pour les inciter à livrer leurs grains. Une prime de 5 livres par septier de froment (environ 200 litres) amené à Nantes était prévue. Bien des laboureurs de Bouée répondirent à cet appel, sans doute parce qu’ils y trouvèrent leur intérêt. De grandes quantités de grains furent embarquées à Rohars. Les archives municipales de Nantes conservent de nombreux certificats établis en septembre 1793 et qui attestent des livraisons de froment "à la grève vis à vis l’islle faideau" ou des ventes "au marché à la halle" ou "à la poterne" ; plusieurs de ces reçus concernent des habitants de Bouée. Par ailleurs, Jean Haugeard et Yves Rebondin achetèrent beaucoup de grains pour le compte de la municipalité de Nantes, tant à Bouée que dans les communes voisines. Jean Haugeard était aubergiste au bourg de Bouée et officier municipal depuis le 1er janvier 1792 ; Yves Rebondin était maréchal taillandier au Désert. Ils livrèrent plusieurs centaines de septiers de blé à Nantes. Leur commission n’était que de 3 ou 5 %, ce qui leur rapporta environ 1000 livres. |
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A la fin de
décembre 1793, les restes de la Grande armée catholique et royale
furent écrasés à Savenay. Certains rescapés parvinrent à échapper
aux poursuites de l’armée républicaine et à trouver refuge chez des habitants
compatissants ou dans la forêt du Gâvre. Pour regagner leur pays, il leur
fallait franchir la Loire, très surveillée. "Note des gens que j’ai passés la Loire de Rohars à Frossay pendant la Révolution de 93
Dans la 1ère Brigade, il se trouvait deux M. Prêtres, qui étaient caché
dans une haie depuis plusieurs jours mourant de faim de soif et de peur,
un deux dit à l’autre que la volonté de Dieu soit faite. Il faut parler
à cet homme. J’entant une voix m’appeler. Je regarde vers la haie. J’appersois
deux MM. Prêtres, celui qui m’avait appeler me dit brave homme, nous mourons
ici de besoin et de peur, nous mettons nos jours entre vos mains. Soyez
honnête homme.
Savoir 1ère
Brigade environs 160 hommes. Total : 898 hommes passés par 5, 10, 15, 20 etc : 360 Totaux : 1258 minimum. J’ai tous passés ces gens là sans leurs avoir pris un sous, au contraire j’ai donné à boire et à manger à plusieurs et pour rien à tous ceux que j’ai été à même de le faire et sans intérêt, aussi je n’ai rien reçu pas plus du riche que du pauvre. M. le Général de Charrette me fit passer une lettre dans laquelle il me disait qu’il fallait passer ces gens que sur son l’honneur de Général de Charrette, j’en serait récompensé un jour, mais le bon M. fut tué quelques jours après ; il n’y a donc que Dieu qui pourra me récompenser de mon grand courage et de ma bonne action. Rohard, le 20 janvier 1834 Jean
Legland"
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Au printemps
1794, Rohars avait un contingent de troupe. Celle-ci manquait de bois
pour se chauffer. Le 14 prairial, le directoire demandait à la municipalité
de Bouée de lui en fournir en le prenant au Châtelier dont le propriétaire,
ci-devant premier président du Parlement de Bretagne, était émigré : Lorsque l’on
dut dégarnir le poste de Rohars, le petit port attira les trafiquants,
qui venait y enlever les grains achetés dans le pays, au détriment
des marchés réguliers ; le directoire du district de Savenay s’en plaignit
le 20 septembre 1794 au général Lambert : C’est le défaut
de troupes qui avait obligé le général à retirer le détachement de Rohars
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Les populations
rurales étaient excédées de réquisitions de toutes sortes à cette époque,
pour alimenter les villes et les armées. Et rapidement,
l’enthousiasme s’amenuisa tandis que les conditions d’accès à Rohars devenaient
franchement mauvaises. Les administrateurs du district durent expliquer
le 27 vendémiaire* à l’ingénieur en chef de la marine à Nantes que d’autres
travaux retenaient les laboureurs et que le chemin d’accès au port de
Rohars n’était pas aussi facilement viabilisable qu’on le lui avait indiqué
Sur
les bords de la Loire, on sème les froments et il faut profiter de la
saison qui n’est qu’une dans l’année, quels reproches n’auraient pas à
nous faire ces bons cultivateurs si la récolte manquait faute d’avoir
semé à temps. (...) Quant aux trois étiers dont tu nous parle dans
le chemin de Rohard, le citoyen Ferraud qui ne connaît pas les localités
a dit assez légèrement qu’ils étaient faciles à boucher, c’est une entreprise
absolument impraticable surtout dans ce moment, depuis dix jours la marée
a couvert plus d’un demi-quart de lieue de terrain. S’il est vrai que le chemin de Rohars était submersible, il y a quand même quelque exagération à dénombrer trois étiers entre la Bouquinais et le petit port. Au cours de l’hiver 1794-1795, Rohars fut encore un lieu d’embarquement de grains pour les habitants de Nantes. La municipalité de la ville avait envoyé deux de ses membres en qualité de commissaires pour accélérer le mouvement : le tapissier Guillé et le musicien Clary. Arrivés à Savenay le 6 brumaire, ils éprouvèrent bien des difficultés. L’un d’eux se plaignit au district de l’attitude du maire de Bouée, dans une lettre écrite au soir du 27 brumaire : "Citoïens, j’étais convenu avec le maire de Boué de me rendre à Rouard pour y recevoir le contingent de cette commune, je m’y rendis le 25, mais le 26 ne voyant venir personne pour me livrer les grains déjà rendus, je suis parti sur le champ pour aller à Boué. Mais il avait changé de sentiment, car après un recensement fait en frauduleux de plus de moitié à ce que plusieurs habitans de Boué disent eux-mêmes, ils commençaient à prendre ce qu’il leur faut pour arriver à la récolte prochaine et pour leurs semences et ils ont trouvé un excédent de six quintaux qu’ils m’ont dit qu’on met. Je leur ai répondu qu’un homme qui donne ce qu’il n’avoit pas besoin ne faisait pas un grand effort. Après avoir fait valoir leurs raisons et moi les miennes, l’on arresta cependant que l’on me livreroit seulement la moitié de ce qu’il y avoit à Rouard jusqu’à ce que vous en ayez décidé autrement. Vous voyez citoïens administrateurs que cette commune me fait éprouver des grands frais et que je serai obligé de faire redescendre la gabare que j’avais fait monter". Les Nantais
réussirent cependant à recueillir 118 quintaux de froment à Bouée les
27 et 28 brumaire*. Le maire avait commandé six hommes pour peser
et empocher les grains, les mener en charrette à Rohars, les charger dans
une barge puis les transborder dans la gabare. Des militaires participèrent
à la manutention. L’hiver fut très froid et en février 1795, l’un des envoyés de la ville de Nantes était bloqué par les glaces à Lavau ; il exprimait toutefois sa satisfaction d’avoir pu arracher des grains au bourgeois de la Bouquinais Pichot, patriote mais soucieux de ses intérêts : "Je viens de faire fournir au citoyen Pichot de la Mabilais dix beaux quintaux de superbe froment qu’il devoit pour son contingent et qu’il croyoit bien ne pas fournir, lesquels sont déposés chez le citoyen Sébastien Loris (Allory) à Rohard et que je ferai prendre à la première occasion". |
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A la même époque, les menées des contre-révolutionnaires inquiétaient beaucoup les partisans de la République. Deux petits navires qui stationnaient face à Rohars éveillèrent les soupçons des patriotes. Des Chouans s’introduisirent de nuit dans quelques maisons de Bouée, s’y emparèrent des armes et y prirent des comestibles. L’administration du district de Savenay envoya deux gendarmes et quatre guides à Bouée, avec mission "de visiter toutes les demeures et embarcations des habitans de Rohard et de s’assurer tous les étrangers qui leur paraîtront suspects et dépourvus de bons passeports et de les conduire à Savenai". Le 8 floréal,
les administrateurs écrivaient au général Avril : Les habitants
du pays de Retz, dévasté par la guerre, venaient s’approvisionner dans
le district de Savenay. Le procureur général syndic du département
alerta le général en chef de l’armée de l’Ouest, Canclaux, et le représentant
en mission à Nantes, le 12 thermidor : L’administration ne crut pas qu’il fut possible alors de prendre un parti sur cette affaire, elle en référa cependant au représentant du peuple qui n’y a pas donné de suite. Depuis ce temps, je suis informé par des rapports multipliés que les Vendéens, surtout ceux des communes insurgées, passent journellement la rivière pour aller s’approvisionner dans le même district de toutes les denrées nécessaires à la vie, qu’ils y achètent considérablement du grain et même du pain ; qu’il paroît que leur objet est autant de nous priver de nos ressources que de s’alimenter eux-mêmes. Il me semble nécessaire et urgent de profiter de cet avis et empêcher nos ennemis de nous enlever le peu d’aliments que nous récoltons dans notre territoire. Le moyen consiste à placer une barque canonnière à l’entrée du port dit de Rohard dans la commune de Boué, c’est là où se font presque tous les embarquements de grains et les bateaux armés placés au-dessus et au-dessous de cet endroit ne peuvent en avoir connoissance, il seroit peut-être aussi convenable d’en placer un du côté de Donges (...) comme les habitants du Bourg de Donges sont patriotes, peut-être ce dernier bateau ne seroit-il pas très nécessaire. Quoiqu’il en soit, à la mesure proposée pour Rohard, il conviendroit d’ajouter une recommandation expresse de la part du représentant du peuple au district de Savenay de faire surveiller par les municipalités des communes situées sur la côte les personnes qui viennent acheter du grain dans leur territoire et d’empêcher ces achats et l’embarquement des grains toutes les fois que les acheteurs ne représenteroient pas un certificat de l’administration de leur district constatant qu’ils ne sont pas domiciliés d’une commune insurgée". Deux jours plus tard, le représentant du peuple Bodin prit un arrêté, plus modéré toutefois que les souhaits des patriotes : les habitants des communes insurgées devaient se munir d’un certificat de leur municipalité attestant qu’ils n’avaient pris aucune part aux nouvelles hostilités pour pouvoir acheter des grains dans le district de Savenay. Il recommandait aussi au commandant des chaloupes armées stationnées sur la Loire la plus active surveillance des communications d’une rive à l’autre. Le 27 thermidor
enfin, après d’autres démarches encore, la flûte "Le Surveillant"
vint stationner à Rohars. Cela n’empêcha pas les Vendéens de revenir
à Savenay le 30 pour faire leurs emplettes. Un marchand de vin de Nantes
s’en plaignit au comité de surveillance de sa ville ; il déclara que "le
30 thermidor se trouvant à une foire qui eut lieu à Savenay, on luy fit
voir des particuliers qui achetaient des grains qu’on disait être destinés
pour Charette ; et qu’on luy rapporta que les mesmes acheteurs venoient
pour la mesme commission au dit lieu tous les jours de marché et foire,
depuis la pacification de la Vendée, qu’ils en achètent chaque fois habituellement
dix à douze tonneaux ; que l’on présume que pour se soustraire aux
bateaux stationnaires, ils entrent dans la Vendée par l’étier du Cic (Syl)
entre Lavaux et Roars, ou par celuy qui est entre Donge et Lavaux".
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Bernard DAVID |