le qui pro quo des langues régionales :
sauver la langue ou éduquer l’enfant ?

par Yves LE BERRE et Jean LE DÛ
Université de Bretagne Occidentale, Brest.

Les discours concernant les langues sont informés par une panoplie d’idées reçues qui sont tellement ancrées dans les esprits qu’elles passent pour des vérités d’évidence.

August Schleicher, botaniste de formation, est l’inventeur d’une représentation sous la forme d’arbre des langues qui, par sa simplicité même, s’est implantée dans le grand public. Influencé par Darwin, il étendait aux langues, assimilées à des organismes vivants, les lois de la sélection naturelle. D’où le recours fréquent à la métaphore botanique - racines, tronc, branches -, à la métaphore zoologique - langues vivantes ou mortes, langues mères, langues filles -, à la métaphore sociale - langues nobles, langues abâtardies - à la métaphore militaire - langues conquérantes, impérialistes. Dans les années 1970, Nancy Dorian a élaboré la notion de Language Death (mort des langues), et Louis-Jean Calvet a créé le concept de glottophagie. On assimile ainsi la langue à un être vivant, extérieur à l’individu, doué d’une vie propre, qui peut être menacé et même mourir. Mais la langue n’a pas d’autre existence que ses manifestations. On voit mourir des locuteurs, pas des langues. Ce qui nous préoccupe ici, c’est le sort des bretonnants, pas celui du breton.

 

On répète à l’envi qu’on tue un peuple quand on tue une langue. Mais qu’entend-on par peuple ? Des linguistes comme Weisgerber établissent un lien étroit entre le caractère d’un peuple et la langue qu’il parle : du fait que la langue allemande utilise des composés concrets (Schlafraum) et des verbes de mouvement (reiten), Weisgerber conclut que le peuple allemand est un peuple concret et dynamique. En outre, la langue, qui serait l’âme du peuple, déterminerait sa vision du monde : nul n’ignore que le monde est découpé de façons différentes selon les langues – ce qui les rend si intéressantes - mais fort heureusement, les traductions – même si elles constituent parfois des trahisons -, permettent la communication entre les hommes. Le durcissement de telles théories peut mener à l’absurde – ou déboucher sur des conduites discriminatoires. On ne peut innocemment partager l’humanité en communautés, en ethnies, voire en races distinctes.

 

Enfin, le mouvement des années 1970 qualifié par Joshua Fishman de ethnic revival, a popularisé l’idée de l’égalité absolue des langues. Il est évident qu’on ne saurait prouver qu’une langue est ‘meilleure’ qu’une autre. Qualifier une langue de claire, d’harmonieuse ou, à l’opposé, de rugueuse, de confuse, relève de la subjectivité ou de la politique. Des langues qui jusque là étaient considérées comme des jargons grossiers, des langues de paysans rustres, ont été soudain respectées, voire adulées, considérées comme porteuses d’authenticité dans un monde de plus en plus artificiel. Toute l’Europe s’est mise à l’apprentissage de langues comme le breton, l’occitan, l’irlandais, le frison. Mais c’est la notion même de langue qui doit être interrogée. Les réalités que l’on rassemble sous l’étiquette, par exemple, de ‘langue bretonne’ – ou de ‘langue française’ ou de ‘langue chinoise’ – sont extrêmement variées et complexes. Il suffit de voir la diversité des définitions que les linguistes eux-mêmes donnent à des mots comme langue, dialecte ou patois.

Pour notre part, nous considérons que langue et société sont deux phénomènes indissociables, aussi inséparables que le recto et le verso d’une feuille de papier. La société se partage entre ce que nous appelons des institutions, c’est-à-dire des fonctions stabilisées dans l’ordre du social, dotées de règles communes en vue d’une utilité particulière. Cela concerne aussi bien une équipe de déménageurs que des diplomates. Parallèlement, ce qui de notre point de vue forme la langue, c’est l’enchevêtrement et la hiérarchie des idiomes, paroles stabilisées dans l’ordre de la langue, dotées de règles communes en vue d’une utilité particulière. Il n’y a pas d’institutions ni d’idiomes naturels qui s’opposeraient à d’autres institutions ou idiomes artificiels. Tous sont historiquement constitués, soumis aux lois d’évolution de la société. Cela est vrai aussi bien des nations que des associations, des grandes langues d’État ou des petits parlers vernaculaires. Les seules différences qui les distinguent sont leur durée de vie, leur complexité et leur importance relatives.

Plus un locuteur a d’idiomes à sa disposition, plus son répertoire est large, et mieux il est intégré à la société. Cependant, tous les idiomes, non plus que toutes les institutions, n’ont les mêmes capacités sociales, et leur hiérarchie, des plus petits aux plus grands, ne forme pas une échelle continue. Il est clair que la vie sera plus facile si on possède la langue officielle normée. En revanche, si on ne sait manier que l’idiome d’un petit village on est peu mobile socialement et géographiquement. Mais il est aussi possible que la même personne ait ces deux idiomes à sa disposition. Nul n’est condamné à vivre en une seule langue, voire en un seul registre.

 

Qu’est-ce que le breton dans cette perspective ? Il est avant tout, pour les bretonnants qui en ont hérité, la forme de langue liée à la plus élémentaire des institutions, le marché agricole local. Purement oral, gouverné par l’usage, nous l’appelons badume (du breton ba du man ‘par chez nous). Les badumes, comme les parlers ruraux d’oïl que leurs usagers nomment patois, correspondent à un état de civilisation qui est aujourd’hui en voie de disparition.

Qui parle le breton ? Au début du siècle, on estime qu’il était le véhicule de la vie quotidienne de la majorité des bas-bretons des campagnes - paysans, marins, artisans, qui représentaient 90 % de la population de l’époque. La Basse-Bretagne est en effet demeurée massivement rurale très longtemps, puisque ce n’est que vers 1970 que la population urbaine y est devenue majoritaire. Les grandes villes – Brest et Lorient – sont des ports de guerre, surtout de langue française, tandis que les habitants des petites villes se sont mis au français depuis longtemps. La connaissance passive du français au sein de la population bretonnante n’a pu s’étendre que grâce à la création de l’école laïque, obligatoire et gratuite dans les années 1880. Contrairement à une idée reçue, cela n’a que peu affecté la pratique familiale du breton. Celui-ci a subsisté comme langue paritaire du foyer, tandis que le français, idiome disparitaire de l’officialité, n’était utilisé qu’en de rares occasions. Ce n’est qu’après la dernière guerre que la transmission familiale du breton a cessé en quelques années – phénomène qui se retrouve de façon quasi identique dans d’autres régions françaises comme le Roussillon ou le Pays basque. Cela correspond à l’entrée des campagnes dans la civilisation de marché, qui a été une vraie révolution en Basse-Bretagne : cette région arriérée et routinière n’est-elle pas devenue en quelques décennies la première région agricole de France ? Une ou deux générations ont surtout souffert de cette mutation. Il s’agit des personnes qui, ne parlant que le français, ont reçu un idiome fortement teinté de substrat breton. Détachées d’une société rurale en voie de mutation rapide, elles n’étaient pas encore intégrées au nouveau monde en gestation. Cette position en porte-à-faux a parfois fait naître un complexe d’infériorité chez ceux qui n’ont pas eu la possibilité dans la suite de leur vie de pallier ce handicap.

Aujourd’hui, les jeunes bas-Bretons sont tous de langue maternelle française. Parfaitement intégrés, ils ont troqué le sentiment d’infériorité qu’éprouvaient leurs ascendants contre la fierté d’appartenir à une région dynamique. La langue bretonne est maintenant la langue de personnes âgées de milieux ruraux modestes, au titre de langue de proximité, d’intimité au sein d’une classe d’âge. Mais les occasions de la parler se raréfient, puisque la présence d’un jeune entraîne automatiquement le passage au français. Seuls subsistent les badumes, l’Église ayant cessé d’utiliser des formes standardisées, savantes, du breton depuis les années 1950.

S’il faut chiffrer, on peut dire, d’après les études de Fanch Broudic, qu’en 1997, sur les 1 515 000 habitants de la Basse-Bretagne, 370 000 sont à même de comprendre une conversation. Mais la répartition de ces personnes par classe d’âges est éloquente : 66 % des personnes âgées de plus de 60 ans s’y retrouvent, mais seulement 1% des jeunes de 15 à 19 ans.

La transmission s’est poursuivie un temps après l’abandon familial du breton, en particulier chez les garçons soucieux d’imiter les adultes. Mais tout cela a cessé. L’École, les collèges, l’enseignement obligatoire jusqu’à 16 ans, les médias ont éloigné les enfants de l’environnement familial et familier. On a vu, en Basse-Bretagne comme ailleurs, une culture des jeunes se mettre en place, dont le véhicule est le français sous sa forme familière, nous disons paritaire.

 

Tous ces phénomènes se sont déroulés de façon massive. C’est parallèlement, de façon autonome, généralement dans des milieux petit-bourgeois urbains, que se sont développés les discours préconisant la “ sauvegarde ” du breton.

Dès après la guerre, des propositions de loi avaient voulu corriger l’injustice qu’il y avait à alphabétiser un enfant dans une langue qui n’était pas la sienne. Cela a débouché sur la loi Deixonne de 1951, qui donne une place modeste aux langues régionales dans l’enseignement. Cette mesure n’a guère eu d’influence sur le déroulement des événements, puisqu’elle a été votée précisément au moment où les parents abandonnaient massivement a transmission familiale de la langue.

A partir des années 1970 – les années ethniques – on change de cap. L’accent va désormais être mis sur la sauvegarde de la langue et non plus sur la défense de ses locuteurs.

Maintenant que les enfants sont francophones, on va prétendre inverser le processus. Bien logiquement, l’École, qui est censée avoir tué le breton, va être sommée de réparer en le ressuscitant. Des écoles parallèles Diwan sont fondées en 1976 sur le modèle des ikastolak du Pays Basque : le phénomène, lié aux bouleversements des sociétés rurales, est national et même mondial. On créera des écoles semblables en Occitanie (calendretas), mais aussi en Nouvelle-Zélande où les Kohanga Reo ‘nids linguistiques’ de langue maorie sont fondés en 1982. L’enseignement public, en réaction, suivi de l’enseignement catholique, fonde à son tour des classes bilingues dans l‘enseignement primaire, et introduit dans le second degré l’enseignement de l’histoire et de la géographie en breton dans quelques classes.

Quel breton va-t-on enseigner ? Pas question d’adopter le “ breton de curés ”, depuis longtemps abandonné et marqué du sceau de l’infamie par son usage d’emprunts français.

Il ne peut s’agir non plus des badumes, qui par essence sont multiformes et purement oraux.

Ce sera donc le néo-breton, mis au point au début du siècle par les grammairiens Vallée et René Le Roux, alias Meven Mordiern, et répandu entre 1925 et 1944 par Roparz Hemon dans sa revue Gwalarn, supplément du journal nationaliste Breiz Atao. Une graphie unifiée, censée être celle du futur État breton, est mise au point en 1941. Condamnée à la Libération, elle est maintenant officialisée dans les faits.

Ce courant, qui survit à la Libération, est longtemps hostile à l’introduction du breton dans l’École “ française ”. Ce sont des enseignants régionalistes, s’appuyant sur une graphie souple destinée à rapprocher la langue enseignée de la réalité des badumes, qui vont appliquer la loi Deixonne ; laquelle, nous l’avons dit, est arrivée trop tard.

Un retournement se produit avec la régionalisation : une Charte culturelle bretonne est accordée par Giscard d’Estaing en 1976, qui débouchera sur la création d’un Institut Culturel de Bretagne. Des licences de breton sont accordées en 1981, puis est créé le CAPES de breton, le premier d’une série de CAPES de langues régionales.

Dans le second degré, le breton passe successivement du statut d’option facultative à celui de troisième langue puis de deuxième langue vivante au baccalauréat.

 

Mais le rôle social de cette langue apprise à l’école reste posé. Comment les enfants recevant l’enseignement d’une langue normée faite à base de badumes anciens pourraient-ils se mettre dans la peau de ceux qui parlaient ces langues naturellement, même si les enseignants s’efforcent d’organiser des rencontres entre les deux bouts de la chaîne ? L’abandon de la langue était un effort pour accéder à un autre mode de vie. Les regrets viennent aux descendants des acteurs de cette mutation. Il ne s’agit plus ici tant de “ sauver ”, de “ préserver ” une langue, que de la ressusciter.

Combien d’enfants sont concernés par un enseignement poussé du breton ? Au mieux, 5 000 sur près de 600 000 enfants scolarisés dans l’Académie de Rennes en 1999. Il est clair que l’État souhaite suivre la demande des parents, tandis que la Région fait de la langue bretonne un symbole fort. Il n’est pas question de l’apprendre à tous les enfants de Basse-Bretagne, mais on n’hésite pas à créer des classes bilingues de breton à Rennes, voire à Nantes, villes capitales situées loin du pays bretonnant, mais où la demande symbolique est forte.

 

Maintenant que la pratique du breton ne constitue plus un obstacle au bon apprentissage du français, les sondages successifs font apparaître un sentiment favorable à l’égard de son enseignement. Les réponses positives à la question “ Pensez-vous qu’il faut conserver le breton ? ” du sondage TMO atteignaient 76 % en 1991 pour atteindre 88 % en 1997. Mais il est clair, si on fait le compte des élèves suivant effectivement un enseignement du breton, qu’il s’agit souvent d’un vœux pieu : on est favorable à l’enseignement du breton, mais de préférence pour les enfants des voisins...

 

Dans ce contexte général de sympathie passive, la question de l'enseignement du breton a pris une importance médiatique surprenante. La crise de l'élevage porcin, celle des pêches maritimes ou celle de la construction navale ne préoccupent pas beaucoup plus qu'elle les moyens d'information. C'est qu'autour de cette question s'est créée, en particulier depuis les dernières élections au conseil régional, une conjonction d'alliances et d'oppositions dont nous allons tenter de démêler l'écheveau.

 

Pour les nationalistes bretons, dont l'audience électorale et la capacité militante sont extrêmement faibles, la langue bretonne est à la fois le fondement mystique, le référent naturel et la preuve objective de l'existence d'une nation bretonne. Sa disparition priverait de justification leur action visant à instaurer un Etat breton. Par ailleurs, s'ils parvenaient à concentrer une partie de ce capital de sympathie diffuse autour d'objectifs bifaces, culturels au recto et politiques au verso, ils pourraient enfin apparaître comme une force avec laquelle il faut compter. Ils prennent donc aussi souvent qu'ils le peuvent la parole au nom du “ peuple breton ” et sont parvenus à pénétrer une petite partie de l'appareil politique régional par l'intermédiaire de la Charte culturelle, puis de l'Institut culturel de Bretagne. Bénéficiant désormais de crédits et d'emplois fournis par la collectivité, ils travaillent de l'intérieur à établir des contre-institutions, premiers territoires libérés de la tutelle de l'Etat français. La création – à la marge du CRDP – des éditions TES, la possible définition pour Diwan d'un statut public régional, la récente création d'un Office régional de la langue bretonne montrent qu'ils ont en une vingtaine d'années réussi à agir sur quelques leviers qui leur confèrent une présence politique.

Ceux qu'on peut appeler les fédéralistes sont bien plus nombreux, mieux distribués dans l'éventail des partis et des syndicats et disposent d'une base électorale et institutionnelle beaucoup plus solide. On les trouve dans un petit parti régional (l'UDB), dans tous les courants centristes de la démocratie chrétienne, mais aussi parmi les écologistes, dans plusieurs des sensibilités locales du parti socialiste, et jusque dans le parti communiste, où ils ont une longue histoire. La question de la langue n'a pour aucun de ceux-là d'enjeu mystique, mais elle peut être mise au service d'une stratégie. L'existence dans plusieurs régions de pratiques linguistiques différentes, si discrètes et fragiles soient-elles, bat en brèche le principe – d'ailleurs compris à contresens – d'unité et d'indivisibilité de la République. La mobilisation autour de l'enseignement du breton ne repose chez presque aucun des leaders de cette large mouvance sur la croyance à une possible restauration d'un bilinguisme de masse. Mais elle sert d'appui à la proclamation lancinante de la “ forte personnalité culturelle ” de la Bretagne et à la revendication prudente, mais constante, de pouvoirs régionaux élargis, légitimés par l'élection au suffrage universel et par le droit de lever l'impôt. Les Länder allemands, les régions autonomes espagnoles et, plus récemment, les parlements écossais et gallois sont cités comme bons exemples de déconstruction d'États-nations ; l'objectif à plus long terme étant l'édification d'une Europe fédéralisée sur la base des Régions, et non plus des États qui aujourd'hui en négocient les termes entre eux.

L'enseignement privé catholique occupe une place à part en Bretagne. De force presque égale à celle du réseau public, il le concurrence dans plusieurs domaines et lui est supérieur dans d'autres (enseignement agricole et ménager, certaines filières techniques). Longtemps servi par la loi Falloux, qui autorise les collectivités à abonder ses investissements propres, il s'y sent aujourd'hui à l'étroit, parce que cette loi limite le montant des aides publiques. Si les écoles Diwan, portées par un courant qui n'est pas sans influence sur l'ensemble des élus de la région, parvenaient à obtenir de l'État un statut particulier, inédit en France, d'institution publique régionale, elles se trouveraient placées en dehors du champ d'application de la loi Falloux. Et du même coup c'est tout le secteur privé d'enseignement qui pourrait revendiquer les contributions déplafonnées des collectivités territoriales. Dans ce jeu aux conséquences financières considérables, les écoles bilingues associatives pourraient bien être le cheval de Troie de tous les réseaux privés d'enseignement.

En marge de la sphère politique, il faut ajouter que pour la presse locale les manifestations d'identité sont, comme on dit, “ vendeuses ”. A défaut de reportages sur les gros travaux d'équipement ou les performances d'entreprises locales, les grands rassemblements de jeunes autour de chanteurs à la mode celtique ou les visites de classes primaires bilingues peuvent, à l'instar d'événements sportifs, donner une apparence de dynamisme à l'actualité régionale.

Enfin, pour un certain nombre d'entreprises dont la production (confection, agro-alimentaire) est destinée soit à l'exportation, soit au marché touristique local, l'affirmation identitaire confère un supplément non négligeable d'image de marque. Ainsi un quotidien a-t-il pu grâce à ces annonceurs particuliers financer en 1998 un numéro spécial tout en breton, dont l'effet public a d'ailleurs été, semble-t-il, extrêmement limité en raison de la thématique culturelle de ce numéro et du purisme linguistique de sa rédaction.

 

Entre ces divers courants s'est réalisée une alliance conjoncturelle autour de la revendication linguistique. Tous ont le même intérêt politique à contester le “ jacobinisme ” (confondu le plus souvent avec le bonapartisme), à montrer que la centralisation de l'État est encore trop grande malgré les lois de 1982, que les Régions sont mieux à même de répondre aux aspirations des citoyens. Les uns et les autres désirent voir la Région jouer pleinement son rôle dans les domaines qui lui sont dévolus : équipement, formation, tourisme, culture etc., et souhaitent en outre la délivrer d'une part au moins de la tutelle économique et légale de l'État. L'actuelle négociation du prochain contrat de plan État-Régions et celle des futurs schémas de services collectifs, dans le contexte d'une polémique feutrée portant sur l'avenir des départements, fournissent le champ d'une bataille dans laquelle les divers fédéralismes sont à l'offensive et utilisent abondamment les arguments culturels et linguistiques, à des fins bien plus lointaines que la simple sauvegarde de la langue bretonne.

 

Mais il est difficile pour autant de parler de front uni.

– Les entités politiques au sein desquelles s'expriment plus ou moins explicitement ces revendications sont elles-mêmes en concurrence sur l'échiquier national : pour le contrôle de l'État, pour la majorité au conseil régional, pour la présidence de tel ou tel conseil général.

– Chacune d'entre elles est en outre intérieurement divisée entre fédéralistes et “ républicains ”; cela est vrai, bien sûr, des partis de la gauche plurielle, mais également des gaullistes, et même des parents d'élèves des écoles Diwan, scindés entre “ laïques ” et partisans d'un statut privé à financement public.

– Enfin le partage du pouvoir dans telle ou telle section de l'Institut culturel, dans les rédactions des antennes régionales de FR3 et de Radio-France ou encore dans le futur Institut de la langue bretonne ne va pas de soi. Tandis que les nationalistes se considèrent comme légitimes détenteurs d'instruments qu'ils ont arrachés par leur lutte à l'adversaire centraliste, les élus locaux veulent toucher les dividendes politiques de ce qu'ils considèrent comme leurs initiatives propres. 

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Cette analyse est évidemment trop schématique et touche à un domaine trop polémique pour pouvoir être admise sans d'abondantes discussions et de nombreuses précisions. Telle qu'elle est, elle peut toutefois conduire à quelques conclusions simples :

Parmi les responsables politiques, personne, de quelque bord qu'il soit, n'admet en privé croire à une quelconque possibilité de retour à une situation générale de bilinguisme. Quoi qu'on puisse penser des élus, nombre d'entre eux sont issus de milieux sociaux dans lesquels le breton était langue dominante il y a un demi-siècle à peine ; ils connaissent donc au moins empiriquement les causes socio-économiques réelles de la fin brutale de sa transmission familiale et aucun d'entre eux n'aperçoit dans la réalité d'aujourd'hui les signes d'une inversion des effets induits par ces mêmes causes.

En revanche, dans le contexte d'une difficile intégration économique de la Bretagne, encore plus périphérique sur le marché européen qu'elle ne l'était sur le marché français, toute manifestation d'intérêt pour la région, toute affirmation d'identité est mobilisatrice et, si l'on peut dire, antidépressive. Comme autrefois Billancourt, il ne faut pas désespérer les Bretons. Cet argument est d'autant mieux compris des élus que la menace d'une situation de type corse n'est pas totalement exclue. Accompagner la revendication linguistique et intégrer les nationalistes dans l'appareil politico-culturel régional sont donc, à peu de frais, de bons traitements du malaise, à condition de ne pas dépasser la dose au-delà de laquelle la situation échapperait au contrôle du praticien.

 

On voit bien que l'enjeu pédagogique de l'enseignement du breton est très loin d'être prépondérant dans tous ces calculs. Tel est le quiproquo que nous annoncions dans notre titre : tout le monde fait comme si l'objectif véritable était de remettre en usage une langue en voie d'extinction alors que presque personne ne le croit possible.

L'enseignant fait semblant de croire que ses élèves deviendront grâce à la magie de l'immersion totale des locuteurs naturels de la langue qui fut celle de leurs grands-parents. Mais si immersion il y a, c'est le français de la télévision et des magazines pour adolescents, le français des copains du quartier... et le français que parlent papa et maman à la maison qui en fournit le liquide quotidien.

Les journalistes mettent en scène une réalité virtuelle dans laquelle des dirigeants d'entreprise, des hauts fonctionnaires ou des scientifiques débattent gravement, dans un breton plutôt embarrassé, de questions d'intérêt général. Ils ont certes souvent appris cette langue au cours de leur enfance rurale ou maritime, mais elle n'a été ni le canal de leur formation intellectuelle ni le vecteur de leur vie professionnelle. A la fin de l'interview, leur soulagement est patent.

 

Notre conclusion a à peine besoin d'être formulée : oui, nous pensons qu'il faut enseigner le breton aux générations qui peuvent encore communiquer avec des aînés qui ne l'ont, eux, jamais appris à l'école. Non pas pour “ sauver une langue ” qui ne demande rien à personne, mais pour le trésor d'humanité que chaque génération transmet à celle qui lui succède, c'est-à-dire pour les enfants eux-mêmes. Cela suppose deux sacrifices : renoncer à la fiction d'une culture nationale bretonne opprimée qui serait en train de renaître ; transmettre fidèlement aux jeunes le breton que les vieux parlent réellement entre eux : une pauvre langue peut-être aux yeux du puriste, mais la seule qui contienne encore quelque chose d'une histoire d'hommes. S'ils le veulent vraiment, ces nouveaux locuteurs se l'approprieront et lui ajouteront leurs propres expériences. Mais nous ne serons plus là pour le voir. Cette stratégie globale, qui implique de former des maîtres compétents et nombreux, coûterait évidemment beaucoup plus cher aux pouvoirs publics que la politique actuelle d’entretien d’un réseau de classes bilingues. Elle aurait au moins le mérite de mettre les discours en accord avec les actes.

Jean Le Dû – Yves Le Berre
Université de Bretagne Occidentale
Brest – 1999